Organologie




Depuis son apparition en Europe jusqu’à son abandon le luth a conservé une caisse de résonance en forme de demi-poire, poursuivie par un manche et un cheviller monté selon un angle prononcé. Mais en trois siècles, bien des évolutions ont eu lieu : le nombre de cordes n’a cessé de s’accroître, les cordes de s’allonger, l’accord de se transformer. Lorsque l’instrument apparaît à nos yeux, il serait vain d’imaginer, si l’on est étranger au métier de luthier, combien d'opérations multiples et complexes interviennent dans la fabrication d’un luth. Le plus surprenant est son incroyable légèreté (un luth Renaissance à 6 ou 7 chœurs ne pèse que 500 à 600 grammes). Le résultat de cette légèreté est bien entendu un timbre caractéristique et aussi une extrême fragilité, seule responsable de l’incroyable érosion subie par notre instrument : sur plusieurs dizaines de milliers d’instruments fabriqués pendant le XVIe et le XVIIe siècle, quelques deux cents nous sont parvenus et pour la plupart en bien piteux état. Les conseils de prudence ne manquaient pourtant pas à l’époque : Thomas Mace nous dit en 1676 qu’il n’y a rien de mieux que de ranger son luth dans un lit où l’on dort couramment, mais qu’il faut bien prendre garde de ne point s’y jeter, car bon nombre de luths se sont ainsi gâtés…




C’est en tout cas cette conception légère et en même temps rigide qui confère au luth son timbre cristallin inimitable, d’autre part, les qualités propres de l’instrument peuvent être plus ou moins bien exploitées suivant le choix des cordes groupées par paires ; les cordes étaient autrefois de boyau nu, et si l’on en croit certains contemporains du XVIIe siècle, étaient principalement fabriquées à Rome et à Lyon. Les premières cordes filées, inventées à la fin du XVIIe siècle, n’ont pu concerner que l’école de luth germanique au XVIIIe siècle et il n’est même pas certain qu’elles furent utilisées de façon systématique.


DE L’ARBRE AU LUTH

Tous les textes anciens insistent sur le fait que la qualité d’un luth dépend avant tout de la sécheresse des bois, qui devront être coupés à une période où leur sève est redescendue dans les racines (début de l’hiver). La caisse de résonance d’un luth est construite par un assemblage de côtes qui sont de très fins fuseaux de bois (souvent moins d’un mm d’épaisseur) et dont le nombre peut varier de 9 à plus de 50. Les bois utilisés le plus couramment sont l’if, l’érable, les bois fruitiers, plus rarement les bois exotiques (ébène, palissandre, bois de violette, bois de serpent et bien entendu l’ivoire. Les côtes sont souvent séparées entre elles par un ou plusieurs filets d’un bois de couleur opposée. Pour assembler leur caisse les luthiers avaient recours à l’usage d’un moule en bois plein sculpté selon la forme de la future caisse. Une fois les côtes jointes les unes aux autres sur le moule au moyen de papier collant, la caisse est proprement “démoulée” et les joints, entre chaque côte, renforcés par l’intérieur par du papier fibreux, du tissu ou du parchemin en lanières qui après collage à la colle chaude et séchage mettront la caisse en tension lui conférant ainsi une rigidité exceptionnelle. Le manche, toujours fait de bois léger, plaqué de bois dur afin d’éviter le cisaillement provoqué par les frettes. L’assemblage du manche et de la caisse a lieu “à vif », c’est-à-dire sans aucun emboîtement d’une pièce dans l’autre; seul un long clou forgé, planté à l’intérieur de la caisse, traversant le tasseau, vient renforcer le collage du manche. C’est à cette étape de l’œuvre, que le luthier doit accorder toute son attention à la position du manche par rapport à la caisse, sur laquelle sera collée la table d’harmonie, il doit alors tenir compte des déformations qui ne manqueront pas d’intervenir lorsqu’on tendra les cordes sur l’instrument, et compenser d’avance ces dernières pour obtenir un instrument aisément jouable. La table d’harmonie est ensuite choisie, le plus souvent dans un épicéa bien sec et rigide ayant obligatoirement poussé en altitude pour avoir des fibres très serrées. Le plus souvent souvent, cette table était achetée pour la production courante avec sa rosace déjà découpée par un artisan spécialisé. Il va sans dire que le luthier pouvait aussi mener à bien cette délicate opération lui-même. Le travail se faisait alors “au canif", sorte de lame très pointue, et selon un “patron” en papier collé à l’envers de la table d’harmonie : minimum cinq heures de travail, pour les dessins les plus simples, quinze ou vingt pour les plus compliqués ; c’est par un “coup de canif” assez inimitable et d’une exceptionnelle sûreté que se sont distingués les meilleurs luthiers, que furent Laux Maler, Hans Frei, Wendelio Venere, Michaël Hartung, tous allemands émigrés dans les villes d’Italie du Nord (Bologne, Padoue et Venise). On notera que les motifs de rose les plus fréquents sont basés sur l’étoile à six branche, lointain souvenir de l’origine arabe.





FINITION DE L'INSTRUMENT

Enfin venait le moment de barrer la table d'harmonie, c'est-à-dire de conférer à une “feuille” d'épicea (la table affinée ne fait guère plus d'un mm d'épaisseur) une rigidité suffisante pour s'opposer à la tension des cordes. Des barres de faible hauteur étaient collées en travers de la table déterminant par leurs places, la puissance et la richesse du son de l'instrument : il ne fallait pas se tromper et seule une longue expérience permettait d'obtenir de bons résultats. Inutile de préciser que les barrages étaient un des principaux secrets des bons luthiers et non pas celui du vernis comme on le dit de nos jours. La dernière opération avant le vernissage (qui pouvait intervenir plusieurs mois après la finition, l'instrument “en blanc”séchant dans un grenier, puis le cordage consistait à coller le chevalet sur table d'harmonie. Encore un tour de force, car le chevalet est en même temps cordier (on y noue les cordes) et travaille par conséquent en “arrachement”. Or, les chevalets des anciens luths n'ont le plus souvent qu'un peu plus d'un centimètre de large et supportent pourtant plusieurs dizaines de kg de tension. La réussite de ce collage est conditionnée par un sérieux tour de main et une excellente connaissance de l'utilisation de la colle chaude. Il ne restera plus qu'à parer l'instrument d'une plaque de touche, souvent en ébène, quelquefois décorée de panneaux gravés sur ivoire, et de garnir l'instrument de chevilles finement tournées. Nos anciens luthiers signaient alors leur oeuvre de leur monogramme à la marque au fer sur la table d'harmonie, à la naissance du manche. Ultime décoration, on pouvait incruster un petit pique ou cœur d'ivoire sur ébène, juste sous le chevalet. Tout ceci justifie ce qu'écrivait un “honnête homme”du XVIIe siècle: Il faut, pour un bon luth, 40 à 60 pistoles” (un cheval jeune n'en coûtait que 15), et de poursuivre “il en coûte aussi cher d'entretenir un luth en cordes qu'un cheval à l'écurie...(Thomas Mace)!